LANGUE ORIGINELLE

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LANGUE ORIGINELLE

De prime abord, une distinction s’impose entre langue originelle et premiers langages. L’une ressortit au mythe de la matrice originelle d’où serait issue toute créature; elle se réfère à l’idée d’une puissance divine engendrant un couple initial dont l’humanité tout entière formerait la descendance. Les autres impliquent, dans la perspective du transformisme, l’apparition en diverses régions du globe de groupes humains évoluant différemment, produisant ainsi, dès le début, plusieurs modes d’expression et de communication, différents systèmes de signes, de paroles puis d’écritures. Il faut cependant se garder d’un réflexe positiviste qui opposerait une science des langues initiales aux explications mythiques si souvent invoquées pour rendre compte d’une langue originelle unique et de sa «babélisation» à la suite d’un châtiment divin. Car il ne convient pas de sous-estimer à quel point la nostalgie d’une communication universelle, rêvée par Bacon, Comenius ou Leibniz (cf. Clavis Universalis de Paolo Rossi, 1960) et d’une authenticité exprimable continue de hanter les recherches linguistiques les plus rigoureuses.

La plus ancienne justification mythique du langage se trouve dans la Genèse. En prêtant son image à l’homme, Dieu lui accorde le privilège de nommer les êtres et les choses. De même que le Verbe divin a créé le monde, l’homme, placé au sommet de la création, use des mots pour sortir de l’anonymat et du chaos ce qui l’entoure, pour le faire sien, pour se l’approprier. On trouve chez les Dogon une précision qui n’est pas sans intérêt. Selon leurs croyances, la parole a d’abord servi à désigner les éléments nécessaires à l’agriculture et, dans le même temps, elle a pris possession de l’homme: elle est «venue comme un vent, est entrée dans son oreille, est descendue dans le foie, s’est assise, est sortie par la bouche». La relation entre le verbe qui s’approprie et la naissance de l’agriculture ne renvoie-t-elle pas au profond bouleversement qui a marqué le passage des sociétés de cueilleurs-chasseurs aux sociétés de type agraire, où naissent le commerce et les cités-États? L’accord du nomadisme de cueillette avec une nature que ne viole pas encore, pour la rentabiliser, le travail d’exploitation du sol et du sous-sol a nourri le rêve d’un âge d’or, d’un pays où les bêtes et les plantes parlaient, autrement dit où régnait une communication universelle. Cette «langue des oiseaux», dont toute poésie s’inspire sous le patronage d’Orphée, la voilà perdue par la faute d’une entreprise qui concurrence celle des dieux par le travail titanesque, élevant, avec la tour de Babel, sa prétention à la hauteur du royaume céleste. Le pouvoir des mots, qui assure la maîtrise du monde, est ôté aux hommes sous sa forme globale et laissé sous forme fragmentaire, privilège incertain, aléatoire, des rois et des prêtres. La philosophie grecque ne tranche pas autrement la question du langage originel. Elle se contente de désacraliser le mythe. Selon Platon, l’Idée déchoit en se concrétisant; elle se perd dans la pauvreté des mots. Quant à Aristote, pour qui le sens des mots dérive de la pratique qui les engendre, il les rattache implicitement au travail qui transforme le monde; il en gradue l’importance en raison de la hiérarchie qui s’instaure entre travail intellectuel et travail manuel.

Le pouvoir des mots est l’essence même du pouvoir des maîtres. Et celui qui retrouve l’essence des mots s’égale aux dieux qui ordonnent le monde selon leur volonté. N’est-ce pas en imposant ses significations que l’État subjugue les esprits et modèle les opinions en sa faveur? Il est vrai qu’au sens officiel s’oppose un sens secret, le recours de Lucifer contre Dieu, de la sorcière contre la sainte, de l’esclave contre son seigneur. Mais ce langage non reconnu n’aspire à rien d’autre qu’à se prévaloir d’une pureté originelle, qu’à se constituer à son tour en pouvoir en s’inventant une filiation divine.

Comment s’étonner dès lors que la quête d’une langue mère absolue s’assortisse le plus souvent de visées conquérantes et de politique dominatrice? C’est tantôt l’espoir de suprématie spirituelle de l’alchimiste, tantôt la quête d’un absolu, comme chez Fabre d’Olivet, qui prête toutes les vertus à une langue hébraïque restituée, tantôt encore la fantasmagorie d’un Jean-Pierre Brisset, qui part de la décomposition phonétique des mots français pour expliquer la constitution fondamentale des êtres et des choses. Brisset assurant que «nous avons été amenés à rechercher la création de l’homme dans la lecture des mots» n’éveilla guère d’intérêt dans les milieux scientifiques. Ceux-ci, en revanche, s’engagèrent sans réserve sur des thèses à peine moins délirantes qui allaient apporter leur caution aux génocides du national-socialisme allemand. La découverte de la famille des langues indo-européennes avait rameuté autour d’elle la spéculation identifiant une langue originellement pure et une race originelle héroïque, divine, sauvée de la déchéance, possédant en soi cette unité sous-jacente aux parlers de la même famille.

On comprend que l’examen des matrices linguistiques soit désormais mené avec une grande prudence. Il existe peu de faits et beaucoup d’hypothèses. La parole a cessé de soutenir l’idée de la supériorité de l’homme sur l’animal. À la naissance, la position du larynx chez l’enfant et chez les autres Mammifères est la même. La descente du larynx a lieu chez l’homme, non chez les Anthropoïdes. Elle crée la cavité plus ample du pharynx et permet une articulation plus riche des modes de communication en usage parmi les Vertébrés supérieurs. Les hommes perfectionnent leur compréhension à mesure que se développent leurs relations sociales, à mesure qu’elles se diversifient. Plusieurs théories tentent d’éclairer l’origine de la parole. L’une des plus connues invoque l’imitation des sonorités naturelles. Elle vaut assurément pour certains noms d’oiseaux, comme celui du coucou. Reste à savoir si le langage commence avec l’écho des animaux et des phénomènes naturels. Le mot tonnerre offre les apparences d’une formation onomatopéique; il dérive en fait de l’indo-européen tan ou ten , qui signifie tendre. La sonorité passe ici par la corde tendue d’un instrument de musique, comme si la nature, subissant le traitement des hommes, se trouvait réinventée par leur pratique. Une autre explication s’adresse aux vocalisations humaines fondamentales, comme grogner, renifler; elle postule un transfert des sonorités animales aux sonorités humaines de base. À ce type de signaux appartiennent les exclamations involontaires de jouissance, de souffrance, d’effort. Selon la théorie d’Ivan Fónagy, les premiers sons furent de même type phonétique que les premières articulations du bébé. Les variations sur les sons da , ba , ma naîtraient d’un effort du bras, mû par un désir relationnel, la quête d’une aide, d’une protection, d’un milieu propice aux satisfactions. Leur développement composerait les types phonétiques CV (consonne-voyelle), CVC ou CVCV. Deux autres hypothèses participent d’une approche similaire: l’impulsion qu’exige un travail en commun prolifère en un ensemble de sons symboliques à mesure que le travail devient plus complexe; le langage parlé, selon les uns, serait le prolongement des gestes qui le précèdent. À quoi d’autres ajoutent une précision: les gestes de la main sont inconsciemment imités par les mouvements ou les positions de la bouche, de la langue, des lèvres.

Une thèse va à l’encontre de celles qui postulent une simplicité originelle. «Nous devons imaginer, écrit le linguiste danois Jespersen, que le langage primitif était principalement constitué de mots très longs, plein de sons difficiles à prononcer et plus chantés que parlés.» Simplicité? Complexité? Les deux en fait, selon les régressions et les progressions de l’évolution de l’homme. On oublie trop souvent que la «langue originelle» s’est développée pendant plusieurs millénaires évidemment marqués par de grandes variations dans la pratique humaine. Quelles différences radicales n’existe-t-il pas entre les débuts du néandertalien, la période aurignacienne et le village fortifié de Jéricho? L’apparition d’une économie fondée sur l’exploitation agricole et le commerce — ce qu’on appelle la «révolution néolithique» — traduit une rupture avec les modes d’existence, et donc de langage, qui avaient cours dans les civilisations de la cueillette.

Comme l’atteste la simplification utilitaire que le mercantilisme phénicien apporte à l’écriture, l’économie agrocommerciale a déterminé une économie de langage. Il est probable que les langues, parties d’une certaine diversité de balbutiements, aient atteint, au Paléolithique, la richesse expressive dont parle Jespersen, avant que l’efficacité des échanges, la concision des commandements, la logique des affaires la refoulent en marge du productif, la réservent aux inutiles, les femmes — dont la labilité est raillée par le patriarcat —, les enfants, les poètes, les fous. Par ailleurs, l’abstraction systématique qu’impliquent la monnaie et l’organisation du travail ont d’une certaine façon séparé le langage de son immédiateté vécue, tout en lui prêtant l’universalité d’une valeur d’échange et en imposant une uniformité linguistique aux vastes territoires des empires. Il paraît donc inexact de parler de langues originelles à propos des ancêtres hypothétiques que les linguistes attribuent aux grandes familles de langues sans préciser qu’elles remontent pour la plupart à une période relativement récente, caractérisée par l’implantation agricole et la conquête de territoires et de marchés.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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